10 novembre 2008

Un monde fou, fou, fou, fou - Thomas Pynchon, Contre-jour

Tout a été dit sur Thomas Pynchon.
Tout a été dit sur Contre-jour.
Par ceux qui ne l'ont pas lu.
Par ceux qui l'ont lu mais ont déclaré forfait.
Par ceux qui l'ont lu jusqu'au bout (trahis par l'étrange double éclat qui émane de leurs pupilles).
Par ceux qui ne l'ont pas aimé.
Par ceux qui n'y ont rien compris (sujet de philo : faut-il absolument comprendre pour lire et apprécier - dans quatre heures je ramasse les copies).
Par ceux qui ont compris mais pas tout (rien d'anormal à cela si l'on écoute avec attention ceux qui l'ont lu et aimé et qui connaissent tout [encore que…] de l'écriture Pynchon et de ses romans).
Par ceux qui pynchonwikisent comme des fous et ne laissent presque (ce "presque" flirtant toutefois avec l'infini) rien à décrypter aux pov' lecteurs frenchies - ils sont fous ces anglo-saxons !
Par ceux qui s'en foutent de ce qui peut bien se dissimuler entre les lignes et débitent la lecture cursive au kilomètre.
Alors pourquoi ce papier ?
Parce que pourquoi pas.
Parce que envie de donner envie à ceux de la première catégorie (phrase 3) de découvrir Pynchon, parce que on peut rêver, oui, on peut, rêvons.
Rêvons que d'autres auront ce double éclat évoqué plus haut ainsi que le sourire satisfait de celui qui s'est fait plaisir, a pris plaisir, est allé chercher le plaisir, aussi, pendant deux mois de Contre-jour – lu lentement pour ne rien en perdre.
Parce que membre de la 3e confrérie des Casse Cou (cf. supra, phrase 5) depuis quelques jours, et toujours en tête un monde fou fou fou surpeuplé qui tressaute, se carapate, se cogne, explose, s'envole, glose, rage, peste et baise – et plus si affinités, chante, cligne de l'œil, un monde de dingues, d'acronymes (C.O.N.R.I, T.R.I.P.O.T, S.O.T, B.R.E.F, L.A.C.H.E.U.R.S, et cætera) - le notre, tel qu’il a existé et existe encore - vu d'en haut, d'en bas, de dedans, d'autour, un monde qui n'est peut-être qu'un vaste spectacle, lumineux, minuté à l'extrême, émouvant, traumatisant, réel, irréel, une superproduction dont le script suit les rails improbables du Temps, de la lumière, mêlant tous les genres, dans laquelle les personnages disparaissent, s'évanouissent comme, oui, par magie, pour réapparaitre 400 pages et 20 ans plus tard(1), comme, oui, dans la vie, une comédie humaine, furieusement et dramatiquement humaine, dirigée par.
Par qui, au fait ?
L'auteur des aventures des Casse Cou dont on ne sait rien, absolument rien dans Contre-jour, sinon qu'il a rédigé d'autres volumes de leurs aventures d'adolescents aérostiers - ce qui nous ramène à Pynchon dont on sait si peu (tiens donc ?) - ou un metteur en scène azimuté, un producteur fou, un mathématicien vectoriste spécialiste des machines à voyager dans le temps et la lumière assaisonnées de bilocations vertes et cætera ?(2) Ou un chien lisant du Henry James, ou une Autorité Suprême qui se délite, se dé-déifie dans les ultimes pages ? Ou tout cela à la fois ?

Pause.
Vous pouvez fumer (à l'extérieur du bâtiment, merci !)

Si vous venez de lever un sourcil sinon intrigué du moins surpris : vous êtes mûrs, cuits à point, déjà atteints par le virus - l'antidote est en vente dans toutes les bonnes librairies mais autant prévenir, vous aurez des séquelles.
Parce qu'un roman de Pynchon, d'abord, ça se dompte. Ce qui demande bien entendu...des efforts.

« Il y avait de la musique, mystérieusement audible, tonale mais délibérément fragmentée en dissonances – exigeante, comme si chaque note requérait l’attention. »
(p.1202)

Ensuite, à chacun de chevaucher sa monture comme il l'entend, de suivre telle ou telle piste, de s'attacher à l'humour, à la beauté des phrases - qui a lu Contre-jour, particulièrement Contre-jour (avis personnel qui n'engage que moi), sait combien certaines phrases sont à nul autre auteur pareilles – ou encore à la structure de l’histoire qui largue les amarres en compagnie du club des cinq Casse Cou pour se terminer rue du Départ par un envol vers la grâce (vous avez bien lu) ou, plus simplement peut-être, de se laisser porter.
Quel que soit le choix opéré, et de choix il est beaucoup question dans l’œuvre de Pynchon, le résultat est à la hauteur (on l’a déjà dit plus haut, ligne 5, mais pas que) et vous colle aux neurones au point que je ne suis pas loin d’être tenté de bernarpivoter et de proposer le remboursement à tout lecteur qui n’aimerait pas – ce que je ne ferai pas, les fêtes approchent, je ne travaille pas plus, donc je paie toujours autant et même davantage encore, passons, me contentant de clicher : on ne sort pas indemne de Contre-jour.
Face à cette lumière et ce temps d’exposition, on ne peut qu’être ébloui.

Contre-jour – Thomas Pynchon – Seuil - septembre 2008
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(1) parmi les fréquents : les Casse Cou, Riemann, Renfrew/Werfner
(2) sur la lumière, voir l’excellente étude de Julien Schuh "Against the Day : une alchimie de la lumière", in Cyclocosmia I, éditions association minuscule, septembre 2008. Une version antérieure de cet article peut-être consultée sur Internet : http://www.larevuedesressources.org/article.php3?id_article=818
Autant que la lumière et le temps, la couleur verte apparaît très souvent dans Contre-jour (cf. ‘vy, Contre-jour, journal de lecture 3 : http://ecaillesetplumes.over-blog.fr/article-23701193.html ) de même que les récurrents « et cætera ».
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Bibliographie recommandable chaudement recommandée :
Face à Pynchon – collectif Inculte/Lot49 – Cherche midi – aout 2008
Cyclocosmia I – éditions association minuscule – septembre 2008
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Bonus [piste 1] – Extraits :

"Les cieux étaient interrompus par des nuages orageux gris foncé qui se déplaçaient telle de la pierre en fusion, mouvante et liquide, et la lumière qui se frayait un chemin à travers eux se perdait dans les champs obscurs pour se recomposer le long de la route blême, si bien qu’on ne voyait souvent que la route, et l’horizon vers lequel elle filait. Dally se sentait parfois comme éclaboussée par toute cette exubérance verdoyante, trop de choses à voir, chacune réclamant sa place. Feuilles en dents de scie, en forme de pique, longues et minces, aux extrémités émoussés, duveteuses et veinées, grasses et poussiéreuses en fin de journée – fleurs en cloches et en grappes, violettes et blanches ou jaune beurre, fougères en étoiles dans les coins sombres et humides, des millions de voilages verts tendus devant les secrets nuptiaux nichés dans la mousse et sous les taillis, tout cela passait près des roues grinçantes et cahotantes dans les ornières pierreuses, étincelles visibles seulement dans le peu d’ombre qui les caressait, une pagaille de formes minuscules en bord de route qui semblaient se bousculer pour former des rangs volontairement ordonnés, des herbes dont les amateurs de ginseng connaissaient les noms et les prix sur le marché et dont les femmes silencieuses là-haut sur les contreforts, ces homologues qu’ils ne rencontraient jamais la plupart du temps, savaient les propriétés magiques. Ils connaissaient des destinées différentes, mais chacun était l’envers secret de l’autre, et l’éventuelle fascination qui les unissait était éclairée, sans l’ombre d’un doute, par la grâce."

"Des arcs électriques transperçaient la pénombre violette. Des solutions gémissaient avant d’atteindre leur point d’ébullition. Des bulles s’élevaient hélicoïdalement dans des liquides d’un vert lumineux. Des explosions miniatures se produisaient dans les recoins du laboratoire, projetant des geysers de verre tandis que les ouvriers à proximité se protégeaient derrière des parasols installés à cet effet. Des aiguilles de jauge oscillaient fébrilement. Des flammes sensibles chantaient à des hauteurs différentes. Parmi la masse étincelante des brûleurs et spectroscopes, entonnoirs et flacons, extracteurs centrifuges et Soxhlet, entre les colonnes de distillation de système à la fois Glynsky et Le Bel-Henninger, des filles sérieuses aux cheveux protégés par des résilles inscrivaient des données chiffrées dans des registres, et des gnomes pâles, patients comme des cambrioleurs, plissaient les yeux devant des loupes et ajustaient des trembleurs et des minuteurs avec des tournevis et des pinces. Mais surtout, quelqu’un préparait ici quelque part du café."
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Bonus [piste 2] – le style Pynchon selon Claro (fragment) :

"C’est en cela que Pynchon se révèle un styliste d’exception, c’est-à-dire un écrivain capable de créer des structures syntaxiques inédites obéissant à une rythmique singulière et recourant à un lexique décalé, toutes opérations visant à l’émergence, chez le lecteur, de sensations et de pensées inédites elles aussi – capable, donc, d’inventer une grammaire en devenir, susceptible de paraître absconse ou artificielle, mais uniquement parce qu’elle nous est absolument étrangère, confirmant par là la formule de Proust : « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère » On ne s’étonnera donc pas de voir la prose pynchonienne souvent accusé de pécher par excès d’artifice, ou d’être, mystère incongru de la critique littéraire, jugée « trop cérébrale ». Le fait est qu’on ne trouvera pas dans l’œuvre de Pynchon une seule phrase éprise d’anodin, la raison en étant que l’auteur considère la langue non comme un médium commun visant à titiller des sensations partagées, mais à prendre à revers les effets de lecture, à parer d’un air de charade des énoncés sur lesquels on aurait tendance à glisser si leur identification était par trop accentuée. Précisons, et rappelons, que cet art d’essence chamanique, et subversive, est indissociable d’un humour subtil, non point surajouté, mais révélé, inhérent aux motifs qu’il expose et complexifie. « Same thing, only different », comme aiment à le répéter certains de ses personnages, en un clin d’œil possiblement nietzschéen. Retour différé du même, re-visitation de l’étranger, exploration de l’inouï – la prose de Pynchon, qui dans Face au Jour, use et abuse de l’under-statement, des circonvolutions et tergiversations sémantiques autant que syntaxiques, sait donc se moquer, aussi, d’elle-même, l’auteur n’hésitant pas à se pasticher, à forcer certains de ses traits, conscient du risque encouru par tout style parvenu à l’acmé de sa perfection. D’où le côté irrémédiablement potache de l’écrivain Pynchon, son goût des calembours, des chansonnettes, son attrait pour les geeks en tous genre, le cirque, le cabaret, les saillies drolatiques, la magie de quatre sous ; de là également cette fascination pour le mystique qui reste indissociable d’un ridicule sans cesse décliné. Pynchon écrit toujours au bord, à contre-jour, tout contre, dans les interstices, à la faveur de, malgré, au détriment de – délaissant le frontal pour le biaisé, outrant l’obvie pour mieux le déréaliser. "
(in Face à Pynchon - collectif Inculte/Lot49)

1 commentaire:

  1. Sacrebleu, G@rp, tu me tires de mon sommeil. Je devais écrire un journal de lecture 4 sur Contre-jour et le temps passe... Et pendant ce temps, dans chaque livre ouVERT depuis la fin de Contre-jour je me prends quotidiennement en flagrant délire de chasse aux verts : encore un, entoure-le, mais non, tu n'es plus dans Contre-jour... et je remercie presque l'auteur qui a mis du vert dans son livre de faire resurgir une émotion, un souvenir... et je tisse des liens (vers) entre les livres. Si c'est pas du domaine du rêve, ça.

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