21 mars 2009

Daniel Sada - L'Odyssée barbare : note de lecture#2

[on ne reviendra ni sur le pourquoi, ni sur le comment de ces notes de lectures, tout ayant déjà été dit en introduction de la note de lecture#1 - on se contentera donc d’embrayer, toujours aussi abruptement : maintenant !]

* Première période
- Chapitre 2 :

Un chapitre nettement plus court – environ une page et demie – bien qu’essentiel ; on y reviendra.
Un chapitre qui nous saute à la figure (la diatribe de mise en garde de Trinidad à ses fils, la seule attitude politique efficace, selon lui : l’abstention. Guère surprenante de la part de l’apathique, du flemmard dont on nous a tracé – esquissé ? – le portrait au chapitre précédent) , un chapitre tel que le subissent
« les fils encore timides et timorés »(p.17)

Puis, de nouveau le même procédé, cette manière de faire le point, cette volonté de baliser le récit :
« On en était là : la voix hystérique de ce géniteur aboyant aux oreilles de ses rejetons des questions à la tonalité nettement goguenarde ; des questions mordantes, irritantes, venimeuses. »(p.17)

Un chapitre deux qui nous colle face-à-face à un Trinidad tonitruant, que rien ne semble pouvoir faire taire.
Sauf un crachat.
Puis un autre.
Que nous prenons, nous aussi, en pleine figure.
Diatribe tranchée net.
Stupéfaction.
Absence de réaction du père, ce sera donc Cécilia, la mère, qui répudiera les fils indignes.
Ce « mollard » en pleine face, curieusement ou pas, paraît contenir davantage de violence que la scène d’arrivée des cadavres, au chapitre un , pourtant nettement plus longue et sensément plus horrible. Se pourrait-il que l’horreur de la répression policière soit passée dans les mœurs, qu’elle soit subie par son côté inéluctable, par fatalité, alors que le manque de respect des enfants envers leur père, lui, ne saurait être « tolérable » ? (ceci dit avec tous les guillemets qui s’imposent)
Là, on ne peut qu’admirer la maîtrise de Sada, qui, en deux chapitres, par «
L'explication [qui vient], lentement, entrecoupée de langueurs et d’étirements (...) » (p.14)
, avec cette scène des crachats, nous fige, nous transforme en Trinidad.
Un chapitre deux pour une deuxième forme de violence, un deuxième événement déclencheur. Chronologiquement situé avant le premier. Un chapitre essentiel – on y est revenu.


*Première période
-Chapitre 3 :

D’entrée de jeu : tacle !
« Ici commence le recoupement de considérations non fondées par quelqu'un qui confond la matière du rêve avec celle de la réalité sans savoir où se situe la ligne de partage ou bien où se trouve en définitive l'absurde » (p.18)

On s’ébroue.
De qui est-il question ? De Trinidad ? Du lecteur ? Un recoupement – déjà ? – de quoi ? Des manques, creux, points de suspension des premières pages ou de ce qui y a été dévoilé ?
Et là, on se méfie : trop évident pour être honnête… Puis, à relire cet…avertissement on fronce les sourcils : recoupement de considérations non fondées, recoupement opéré par quelqu’un qui confond… sans savoir où se situe… absurde… Une autre balise ? À première vue, oui, mais une balise incertaine, trouble, mouvante, une balise qui davantage égare qu’elle ne guide.
D’ailleurs, le trouble, l’incertain, l’égaré, se déroule ensuite, chronologiquement placé après le départ de Trinidad, donc après le « etc. » du chapitre un et non après celui de ses fils, chassés par Cécilia au chapitre 2. Saut arrière, donc, pour mieux revenir après le premier chapitre qui pourtant fait suite, quant à lui, au chapitre deux – chronologie acrobatique, sauts temporels, il faudra s’y habituer ; à ce stade, on commence à se faire à cette gymnastique.
Trinidad,
« le flemmard, à la dérive, apprenti noctambule pour la première fois, mais voulant faire vite à tout prix » (p.18)
se rend donc à la grotte dans laquelle on lui a dit que ses fils, Papias et Salomon, s’étaient réfugiés (ne pas oublier que Trinidad est
« un épicier auquel ses clients viennent raconter des bobards gros comme leur désœuvrement et lui se laisse séduire tant qu'il en a le courage »
[chapitre un]). Ou semble y aller, recule, puis y parvient sans y être, appelle ses fils, les voit, ou les imagine morts, alors qu’il n’est pas arrivé à la grotte en elle-même ; cheminement erratique qui n’est pas sans certains points communs avec le parcours de la camionnette chargée de cadavres dans les rues de Remadrin (p.12). Coïncidence ?
Tout ondule, dans ce chapitre onirique, construit comme un mirage en plein désert, un mirage nocturne, une vision somnambule, dans lequel on trébuche, hésite, sait, ou croit savoir, puis ne savons plus (« considérations non fondées », on était prévenu…) jusqu’à :
« peut-être tomber vaincu par le sommeil, mais arriver, à bout de forces » (p.22)

À bout de forces.
Ici vient le chapitre quatre, comme lui aussi à bout de forces.


*Première période
-Chapitre quatre :

À bout de forces.
Une quinzaine de lignes, un changement de rythme. Et de focale.
Trinidad en
« silhouette floue, à la dérive, une ombre, une vision fugace, comme une simple conjecture. » (p.22)

« le cri choquant contre l’écho », peut-être l’écho de la voix « décomposée et extasiée » de Cécilia à la fin du chapitre un – mais peut-être aussi l’écho du haut parleur placé sur le toit de la camionnette (p.11), dans le même chapitre – dans lequel se posait la question « l’écho lui en parviendrait-il ? » (p.16) dont la réponse semblait être alors « Probablement tout fut réduit à une rumeur (…) » (p.16)
Rumeur que l’on retrouve ici-même, p.22, sous une forme à peine altérée : « le brouhaha de la résonance dure quelques minutes », renvoyant, une fois encore, non seulement à l’ultime phrase du premier chapitre mais aussi au brouhaha du tout début du roman :
« le vrombissement déchainé continuait à lui parvenir de l’extérieur (…). Ce brouhaha allait bien devoir s’apaiser, mais impossible de savoir quand » (p.9)

Quand ?
Dans les « quelques minutes » de la quinzaine de lignes du chapitre quatre ?
Reprenons cette phrase en entier :
« le brouhaha de la résonance dura quelques minutes comme un essaim affolé, et il faudrait multiplier les expédients face à un sommeil peuplé de lamentations qui ne s’éteindraient pas, quand bien même le père se réveillerait peut-être plus dispos. »

N’aurait-on pas ici le point nodal de tout le chapitre un ?
D’autant plus que la phrase suivante semble bien enfoncer le clou :
« C’était la confusion, la noirceur, la lumière derrière lui, mais aucun relent de pourriture. »

Un peu plus de 20 pages synthétisées en un peu plus d’une ligne…
Encore que l’on sait que ce « derrière lui » oscille du plus proche au plus lointain.

Conclusion : ce qui est court, dans L’Odyssée barbare, n’est pas forcément anodin. C’est alors que l’on remarque, une fois encore, que l’on était prévenu, et ce dès la deuxième phrase du chapitre :
« Reconstituée à grands traits ? c’est ce qu’il voulait. »

Oui, mais qui est « il » ? Trinidad…ou Daniel Sada ?


*Première période
-Chapitre cinq :

« Plusieurs heures ont-elles passé ? »

Ici-là, après ce qu’on vient de réaliser en davantage de lignes que n’en comporte le chapitre précédent, la très nette impression que Sada sait parfaitement ce qu’il fait, l’effet produit par sa quinzaine de lignes sur le lecteur – pour peu que ce dernier s’y soit arrêté. Alors, pour vérifier, il l’interpelle :
« Plusieurs heures ont-elles passé ? »

Point de « ici commence », de « on en était là », encore moins de « on en revient à ce qu’on sait », non, une simple question – ironique ? – comme pour savoir si l’on s’en sort, si l’on sait où l’on en est après avoir scrupuleusement suivi les indications une à une avec notre « croquis de référence », « le plus clair possible, avec des flèches dans tous les coins » (p.14), si Sada peut enfin nous laisser avancer seuls.
Sada s’amuse entre les lignes : vous avez suivi ? Parfait, on va vérifier…
« Plusieurs heures ont-elles passé ? »

Mais cette question : pour Trinidad, ou pour le lecteur ?
Et ça continue !
« Trinidad est aux aguets : s’il pouvait avancer d’un pas ferme en profanant l’obscurité, s’il avait avec lui une lampe de poche ou une modeste allumette. Il s’apitoie sur lui-même. Il a dû ralentir comme s’il voulait se refaire un peu. » (p.22)

Trinidad…ou le lecteur ?
Et ça recommence !
« Pour la première fois il s’aperçoit de l’échec retentissant de sa tentative. Ridicule échec subconscient où se conjuguent fiction et candeur ; ses rêves le trahissent-ils à leur tour, ainsi que sa mémoire ? » (p.23)

Trinidad…et le lecteur ?
Et ça n’est pas fini !
« Du même coup il lui faut au plus vite sortir de ce sordide embrouillamini, rien que par bravade. Ensuite renoncer : il fait demi-tour, tête basse, et regagne le seuil éclairé. Il avait besoin de lumière, de nouveaux encouragements. Il part lentement, tout en se bagarrant encore dans sa tête avec un tas de choses. »

On ne saurait mieux dire.
D’autant plus que, là encore, une balise :
« Il faut de toute urgence faire un point momentané, en commençant par une première évidence »

Balise…incertaine, comme d’habitude :
« Mais il s’avérait que malgré tout cette constatation était erronée, la démarche à suivre serait différente »

Plus loin, une autre balise, un indice ?
« Résumé en clair obscur, étant donné que le monde lui aussi avait tourné un peu plus et pris une légère inclinaison (…) Discrets recommencements » (p.23)

Puis le Trinidad/lecteur
« se redresse avec la lenteur d’un âne et recule perplexe, péniblement, de quelques pas seulement. »

Sauf que :
1/ aucune pénibilité dans le fait de reculer – bien au contraire.
2/ on mesurera bien vite l’ampleur de ces « quelques pas »...

Dès le chapitre six.

(on tentera, à l’avenir, des notes plus courtes – dans la mesure du possible, tant ce roman foisonne et fluctue et joue avec les différents moments du récit, tout autant qu’avec l’attention du lecteur.)

La suite sous peu. [note de lecture#3]

2 commentaires:

  1. Toujours aussi pertinent l'Escargot ! Les bobards qu'on lui raconte à Trinidad... Tu verras que ce n'est pas une remarque insignifiante. Rien n'est gratuit dans ce livre, rien !

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  2. Thanks, Bartl' !
    Ayant avancé dans la lecture, j'ai déjà découvert, ou plutôt l'épouse de Trinidad a découvert que certains avaient raconté des bobards à son époux, un bobard notamment, à propos de la grotte du Pied-Bot. Trinidad manipulé ? En l'occurence, celui qui l'a envoyé vers cette grotte avait une idée derrière la tête : avoir le champ libre.
    Si seulement j'étais en congés, je pourrais me plonger plus longtemps chaque jour dans cette odyssée.

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Single up all lines, Chums !